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10/05/2012

20. Aimer son prochain comme soi-même

Texte lu



Evangile selon Saint Matthieu 22 - 39 : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ».

     Cette invitation christique, comment résonne-t-elle de nos jours ? « C’est paradoxal ! », « C’est absurde ! », « C’est impossible ! ».

     Formulée il y a 2 000 ans, on peut comprendre aisément ce type de réaction qu’une telle exhortation suscite lorsqu’on la replace dans le contexte actuel : un état de conscience global exacerbé par la dimension émotionnelle.
    
     Pourtant, quelle idée merveilleuse ! Imaginons quelques instants la société humaine conduite par ce principe, ou chaque être vivrait au quotidien ce sentiment à l’égard de son prochain !...Quels changements radicaux ne verrions-nous pas surgir dans les relations humaines !
     Mais privé de l’imagination, seuls les rêves ou les utopies semblent pouvoir offrir un monde guidé par cette morale. Qu’importe, ne nous laissons pas décourager par cette singularité et tentons de l’analyser pour comprendre ce qui la rend pratiquement inaccessible au commun des mortels, car les rares personnes ayant cultivé cette vertu au quotidien, élevées au rang de sages ou de saints, échappent aux catégories humaines et sociales.

     Il convient donc de cerner cette courte phrase au plus près, de relever les termes essentiels, d’en rechercher le sens commun, sans omettre le pouvoir des mots sur l’esprit, mais renoncer à toute interprétation.
     L’énoncé s’articule autour de trois éléments : « Aimer », « Son prochain », « Comme soi-même ». Chacun détermine un champ d’application que l’on peut définir ainsi :

§         Que faire ? « Aimer » ;

§         Qui ? « Son prochain » ;

§         Comment ? « Comme soi-même ».

     AIMER : à priori aucune ambiguïté sur cette sollicitation. Pourtant, si l’on prend la peine de creuser un peu le concept...Ainsi, en français, on dira indifféremment : « J’aime le chocolat », « J’aime mon (ma) conjoint(e) », « J’aime mes enfants ».
     Le langage n’est pas universel, il passe par la langue usitée, est tributaire de sa richesse et son usage courant. Les mots ont un sens, et surtout une résonance psychique dont il est difficile de s’abstraire.
     Dans les trois exemples mentionnés les deux dernières acceptations, qui se  rapportent bien à des sentiments éprouvés entre des personnes, divergent complètement par leurs expressions : on n’aime pas son (sa) conjoint(e), comme l’on aime ses enfants. Pour progresser dans l’analyse il faut passer du mot au ressenti : qu’éprouve-t-on lorsque l’on aime. Faisons l’hypothèse, très vraisemblable, que ce sentiment émerge de la conscience. Très bien, mais laquelle ? Et pour quelle affection ?

     Une histoire d’amour dure trois ans ! C’est la conclusion d’une étude sur le comportement amoureux observé à partir de la génétique, dans le but de reproduire l’espèce. Au début, le choix du partenaire amoureux est dicté par des considérations biologiques : assurer surtout la complémentarité des systèmes immunitaires. Le « coup de foudre » y pourvoit, il repose notamment sur la reconnaissance inconsciente d’hormones et de phéromones favorables dans la perception des odeurs, et doit beaucoup au cerveau primitif. Lorsque « l’enfant paraît », la chimie du cerveau entretient la passion amoureuse durant environ trois années, le temps moyen nécessaire pour qu’il devienne suffisamment autonome et puisse dépendre d’un seul parent pour la suite de son éducation. Un processus de « désensibilisation » du cerveau des géniteurs s’opère alors, favorisant le « sevrage amoureux ». Ultérieurement, la longévité affective du couple reposera sur les affinités communes et la complicité.
     Si le « coup de foudre » échappe totalement à la volonté, s’appuyant sur l’instinct et l’inconscient, il affecte néanmoins les deux autres consciences : l’émotionnelle éprouve, ressent le phénomène passionnel, tandis que l’intellect s’évertue à traduire par des mots l’afflux de sentiments.

     Après l’amour, l’amitié. Pour ce lien affectif, la décision se prend en conscience, le libre arbitre retrouve ses droits, il n’est plus soumis aux exigences de la nature. On recherche, chez la personne avec qui on se liera d’amitié, correspondance, complémentarité, partage, échange, compréhension...

     LE PROCHAIN : il ne désigne pas une personne proche au sens relationnel ou géographique du terme, mais son semblable, autant dire l’humanité tout entière ! Il est possible de réduire la population aux êtres qui croisent notre route et que l’on aide spontanément, voire de l’étendre par une implication personnelle dans les œuvres charitables et sociales, mais cela se limite à l’action.
     Lorsque l’on quitte le domaine des actes et de la parole, il reste le plus vaste de tous : la pensée. Ici, plus de limite, le prochain représente bien toute l’humanité sans exception !

     COMME SOI-MÊME : retour en terrain de connaissance, et ici à priori, aucune analyse, pas d’exercices de style, la clarté s’impose : chaque personne s’aime, même dotée d’un « sale caractère » !
     S’aimer soi-même relève-t-il d’une vérité absolue ? Ce sentiment doit-il être considéré comme un axiome en mathématiques : une proposition évidente et non démontrable ?
     La réalité de l’existence nous prouve le contraire. Même si l’on exclut le cas des personnes qui détestent leur image sociale, ne se supportent pas, et demanderaient le divorce si cela était possible, nombreux encore seraient les êtres qui décèlent épisodiquement des attitudes haïssables dans leur personnalité.
     Avant d’appliquer cette recommandation des Evangiles, il semble donc nécessaire de faire la paix en son être, de cultiver cette harmonie première d’où jaillira l’énergie nécessaire pour mener à bien cette noble tâche.

     Après la tentative « d’explication de texte », une synthèse s’impose.
     Si l’on admet « qu’aimer son prochain comme soi-même » ne relève pas du processus amoureux ou amical tel qu’il fut décrit précédemment, il résulte cependant d’un acte volontaire et conscient, prenant donc naissance dans la conscience ordinaire.
     Cette action, comme toutes celles qui émanent de l’émotionnel, pourra être confrontée à la dualité. Vu l’ampleur de la tâche (l’humanité en perspective), il est probable que cela n’évoque pas une simple conjecture, mais constitue un défi permanent.

     Une analyse des différents éléments impliqués dans ce processus  permettra d’exposer la teneur de ce challenge.
     La décision « d’aimer son prochain » fait intervenir trois niveaux de lecture successifs :

§         La définition : les mots ont un sens, ils permettent la compréhension intellectuelle du concept ;

§         L’appréciation : le ressenti ;

§         L’implication émotionnelle.

     La définition : ce thème a déjà fait l’objet d’un développement, il semble inutile d’y revenir ou de rajouter quoi que ce soit au risque d’appesantir le propos.

     L’APPRECIATION : on quitte le domaine de l’objectivité pour intégrer celui de la subjectivité, de la personne qui fait l’expérience, l’éprouve et conserve ses impressions dans la mémoire. Le souvenir est la clé, il mesure la sensation éprouvée et la relie à toute application nouvelle du sentiment.
     Ainsi, lorsque l’on se résout à « aimer son prochain », il est très difficile de s’abstraire des perceptions liées à ce qu’aimer implique.

     L’IMPLICATION ÉMOTIONNELLE : c’est la pierre angulaire de ces trois éléments d’appréciation, si l’on parvient à se délivrer de son attraction, il est possible d’envisager sereinement cette voie abrupte.
     Parmi ses innombrables ressources pour maintenir son emprise, la conscience émotionnelle dispose ici de deux fondements substantiels : la dualité, le principe d’action et de réaction.

     La dualité, c’est la capacité de gérer deux concepts opposés : l’amour, la haine ; la joie, la tristesse... Toutes ces composantes qui manifestent des sentiments contraires alimentent en permanence la conscience émotionnelle, elles restent intimement liées, exposant la personne qui les éprouve à de possibles revirements fulgurants.
     En effet, une émotion constitue un cadre particulier regroupant tous les constituants susceptibles de lui donner du sens, de l’exprimer. Si ces ingrédients peuvent varier, ils appartiennent en propre à chacun, définissant la sphère émotionnelle personnelle. Pour un sentiment donné la bordure n’est pas fixe, mais elle marque bien une séparation tranchée avec son antagoniste et l’intimité des deux parties reflète la puissance de celui-ci.
     Trois attitudes délimitent le champ respectif du sentiment premier et son contraire : « Je recherche, j’accepte, je refuse ». La négation puisera toute son énergie dans la vigueur de l’émotion initiale, de la sollicitation dont elle fera l’objet, comme la force de rappel exercée par un ressort comprimé vigoureusement.
     Ainsi, l’amour pourra rapidement se dissiper ou faire place à l’aversion lorsque la déception survient.
    
     Le principe d’action et de réaction : bien connu des physiciens depuis l’énoncé par Newton de sa troisième loi, il se rapporte à des forces qui interagissent. Mais il gouverne également nombre de comportements humains : motivation de l’action pour obtenir une réaction appropriée ou agissements impulsifs en contrecoup, tout cela dynamise et entretient la conscience émotionnelle.
     Cette interdépendance entre les deux moteurs nourrit l’action, la soutient dans la durée. Ainsi peut-il en être de l’engagement spirituel ou  religieux : « Aimer son prochain » (action) trouve son accomplissement dans les promesses futures affirmées par la doctrine (réaction). Mais ce système se heurte à deux obstacles : l’implication qui en limite la portée, seules semblent concernées les personnes adoptant certaines convictions ; la lutte perpétuelle entre l’observance du commandement et les difficultés qu’il impose à la conscience.
    
     Ces deux notions apparaissent incontournables à qui voudrait s’engager sur ce noble sentier, pourtant l’on pressent qu’elles conduisent à une impasse, ou du moins un paradoxe.
     L’objectif est clairement établi : « Aimer son prochain » ; la réaction escomptée soutient l’action impulsée, mais la dualité des sentiments peut fléchir l’ouvrage à tout moment. Est-il possible d’agir sans but ?

     Tout d’abord, considérons le but en lui-même, figuré ici par le sommet d’une montagne qu’il faut atteindre.
     Deux voies distinctes peuvent s’offrir à l’excursionniste valeureux : suivre un sentier qui serpente et chemine jusqu’à la cime, escalader une paroi rocheuse. Parfois, chacun de ces accès est multiple et se distingue par leur degré de difficulté : une face plus ardue, un chemin plus escarpé, mais ils se rejoignent tous au sommet.
     Vouloir privilégier l’un d’eux, non par l’aisance qu’il procure mais pour se mesurer à lui, en retirer une victoire sur soi-même, ne serait-ce pas un leurre qui nous fait confondre les moyens et le but ? Une réflexion à méditer peut-être ?

     « Aimer son prochain comme soi-même » : les difficultés du projet, son accès restrictif par l’engagement qu’il implique (adhésion religieuse ou spirituelle) et son élitisme (beaucoup d’appelés, peu d’élus !) ne doivent pas inciter à y renoncer, mais au contraire nous encourager à redéfinir la voie, à en requalifier l’expression pour la rendre accessible au plus grand nombre.

      Aimer, n’est-ce pas accepter les différences ? On objectera pertinemment que l’amour recherche d’abord la similitude, l’effet miroir qui offre la possibilité de se contempler dans le regard de l’autre ! Oui, mais cette approche s’adresse à l’affectivité, aux sentiments. Délaissons ce registre émotionnel pour aborder un autre niveau : la compassion. Cette notion s’accorde certainement mieux avec le propos évangélique.
     « Accepter les différences » s’intègre dès lors totalement dans cette acceptation. En effet, aller à la rencontre de l’autre lorsqu’il partage des idées, nous ressemble, suscite une attirance, n’exige aucune transformation personnelle, seulement l’expression d’un désir. L’acceptation nous projette dans une autre dimension, élargissant le cercle privilégié et restreint des êtres auxquels nous donnons notre amour.

     Aussi, convient-il d’inclure le concept « d’acceptation » dans notre quotidien, de le faire « citoyen d’honneur » de notre cité intérieure !
     Accepter, c’est consentir, donner son accord. Cela ne surgit pas spontanément, mais requiert une action réfléchie supposant un travail préalable de la conscience. Après cette promesse d’allègement, l’espoir d’emprunter aisément la voie de l’amour universel s’assombrit-il déjà ? Non, comme le pèlerin s’appuyant sur son bâton pour faciliter sa progression, voyons de quel appui dispose l’être qui arpente les sentiers de la compassion.

     La compréhension comme étape préalable à l’acceptation, voici l’aide susceptible d’aplanir les rugosités du chemin.
     D’abord comprendre, et pour cela user de toutes ses ressources mentales  pour y parvenir.
     Chaque conscience est unique, elle évolue avec les « outils » mis à sa disposition par l’existence, mais subit l’influence de son environnement. Ne l’oublions pas lorsque nous sommes confrontés à des événements ou des actes qui nous indignent et nous révoltent. Alors, si détournés par notre entendement ou nos émotions l’on s’apprête à fléchir et renoncer, il est possible de recourir à l’attention ou la respiration consciente (cf. Un dialogue entre amis § 3) pour retrouver l’équilibre psychique nécessaire à cette noble mission.

     Aimer, c’est comprendre et accepter, les deux actions intimement liées, car on peut comprendre, mais ne pas accepter.
     Cette trame intimiste nous concerne au premier chef pour parvenir à « se comprendre et s’accepter ». C’est seulement ainsi que l’on sera capable de développer la dimension « comme toi-même », le principe premier qui commande tous les autres : se comprendre c’est accéder à la connaissance de Soi...donc des autres.

          Comprendre, accepter, ne pas juger : une association providentielle pour réapprendre à conjuguer le verbe « aimer », un triptyque qui permet de transformer cette annonce évangélique en message universel.

     

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