Texte lu
Evangile selon Saint Matthieu 22 - 39 : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ».
Cette invitation christique, comment
résonne-t-elle de nos jours ? « C’est paradoxal ! »,
« C’est absurde ! », « C’est impossible ! ».
Formulée il y a 2 000 ans, on peut
comprendre aisément ce type de réaction qu’une telle exhortation suscite
lorsqu’on la replace dans le contexte actuel : un état de conscience
global exacerbé par la dimension émotionnelle.
Pourtant, quelle idée merveilleuse !
Imaginons quelques instants la société humaine conduite par ce principe, ou
chaque être vivrait au quotidien ce sentiment à l’égard de son prochain !...Quels
changements radicaux ne verrions-nous pas surgir dans les relations humaines !
Mais privé de l’imagination, seuls les
rêves ou les utopies semblent pouvoir offrir un monde guidé par cette morale.
Qu’importe, ne nous laissons pas décourager par cette singularité et tentons de
l’analyser pour comprendre ce qui la rend pratiquement inaccessible au commun
des mortels, car les rares personnes ayant cultivé cette vertu au quotidien, élevées
au rang de sages ou de saints, échappent aux catégories humaines et sociales.
Il convient donc de cerner cette courte
phrase au plus près, de relever les termes essentiels, d’en rechercher le sens
commun, sans omettre le pouvoir des mots sur l’esprit, mais renoncer à toute
interprétation.
L’énoncé s’articule autour de trois
éléments : « Aimer », « Son prochain », « Comme
soi-même ». Chacun détermine un champ d’application que l’on peut définir
ainsi :
§
Que faire ? « Aimer » ;
§
Qui ? « Son prochain » ;
§
Comment ? « Comme
soi-même ».
AIMER : à priori aucune ambiguïté sur
cette sollicitation. Pourtant, si l’on prend la peine de creuser un peu le
concept...Ainsi, en français, on dira indifféremment : « J’aime le
chocolat », « J’aime mon (ma) conjoint(e) », « J’aime mes
enfants ».
Le langage n’est pas universel, il passe
par la langue usitée, est tributaire de sa richesse et son usage courant. Les
mots ont un sens, et surtout une résonance psychique dont il est difficile de
s’abstraire.
Dans les trois exemples mentionnés les
deux dernières acceptations, qui se
rapportent bien à des sentiments éprouvés entre des personnes, divergent
complètement par leurs expressions : on n’aime pas son (sa) conjoint(e),
comme l’on aime ses enfants. Pour progresser dans l’analyse il faut passer du
mot au ressenti : qu’éprouve-t-on lorsque l’on aime. Faisons l’hypothèse,
très vraisemblable, que ce sentiment émerge de la conscience. Très bien, mais
laquelle ? Et pour quelle affection ?
Une histoire d’amour dure trois ans !
C’est la conclusion d’une étude sur le comportement amoureux observé à partir
de la génétique, dans le but de reproduire l’espèce. Au début, le choix du
partenaire amoureux est dicté par des considérations biologiques : assurer
surtout la complémentarité des systèmes immunitaires. Le « coup de
foudre » y pourvoit, il repose notamment sur la reconnaissance
inconsciente d’hormones et de phéromones favorables dans la perception des
odeurs, et doit beaucoup au cerveau primitif. Lorsque « l’enfant
paraît », la chimie du cerveau entretient la passion amoureuse durant
environ trois années, le temps moyen nécessaire pour qu’il devienne
suffisamment autonome et puisse dépendre d’un seul parent pour la suite de son
éducation. Un processus de « désensibilisation » du cerveau des
géniteurs s’opère alors, favorisant le « sevrage amoureux ».
Ultérieurement, la longévité affective du couple reposera sur les affinités
communes et la complicité.
Si le « coup de foudre » échappe
totalement à la volonté, s’appuyant sur l’instinct et l’inconscient, il affecte
néanmoins les deux autres consciences : l’émotionnelle éprouve, ressent le
phénomène passionnel, tandis que l’intellect s’évertue à traduire par des mots
l’afflux de sentiments.
Après l’amour, l’amitié. Pour ce lien
affectif, la décision se prend en conscience, le libre arbitre retrouve ses
droits, il n’est plus soumis aux exigences de la nature. On recherche, chez la
personne avec qui on se liera d’amitié, correspondance, complémentarité,
partage, échange, compréhension...
LE PROCHAIN : il ne désigne pas une
personne proche au sens relationnel ou géographique du terme, mais son
semblable, autant dire l’humanité tout entière ! Il est possible de
réduire la population aux êtres qui croisent notre route et que l’on aide
spontanément, voire de l’étendre par une implication personnelle dans les
œuvres charitables et sociales, mais cela se limite à l’action.
Lorsque l’on quitte le domaine des actes
et de la parole, il reste le plus vaste de tous : la pensée. Ici, plus de
limite, le prochain représente bien toute l’humanité sans exception !
COMME SOI-MÊME : retour en terrain de
connaissance, et ici à priori, aucune analyse, pas d’exercices de style, la
clarté s’impose : chaque personne s’aime, même dotée d’un « sale
caractère » !
S’aimer soi-même relève-t-il d’une vérité
absolue ? Ce sentiment doit-il être considéré comme un axiome en
mathématiques : une proposition évidente et non démontrable ?
La réalité de l’existence nous prouve le
contraire. Même si l’on exclut le cas des personnes qui détestent leur image
sociale, ne se supportent pas, et demanderaient le divorce si cela était
possible, nombreux encore seraient les êtres qui décèlent épisodiquement des
attitudes haïssables dans leur personnalité.
Avant d’appliquer cette recommandation des
Evangiles, il semble donc nécessaire de faire la paix en son être, de cultiver
cette harmonie première d’où jaillira l’énergie nécessaire pour mener à bien
cette noble tâche.
Après la tentative « d’explication de
texte », une synthèse s’impose.
Si l’on admet « qu’aimer son prochain
comme soi-même » ne relève
pas du processus amoureux ou amical tel qu’il fut décrit précédemment, il résulte cependant
d’un acte volontaire et conscient, prenant donc naissance dans la
conscience ordinaire.
Cette action, comme toutes celles qui
émanent de l’émotionnel, pourra être confrontée à la dualité. Vu l’ampleur de
la tâche (l’humanité en perspective), il est probable que cela n’évoque pas une
simple conjecture, mais constitue un défi permanent.
Une analyse des différents
éléments impliqués dans ce processus
permettra d’exposer la teneur de ce challenge.
La décision « d’aimer son
prochain » fait intervenir trois niveaux de lecture successifs :
§
La définition : les mots ont un sens, ils permettent
la compréhension intellectuelle du concept ;
§
L’appréciation : le ressenti ;
§
L’implication émotionnelle.
La définition : ce thème a déjà fait
l’objet d’un développement, il semble inutile d’y revenir ou de rajouter quoi
que ce soit au risque d’appesantir le propos.
L’APPRECIATION : on quitte le domaine de
l’objectivité pour intégrer celui de la subjectivité, de la personne qui fait
l’expérience, l’éprouve et conserve ses impressions dans la mémoire. Le
souvenir est la clé, il mesure la sensation éprouvée et la
relie à toute application nouvelle du sentiment.
Ainsi, lorsque l’on se résout à
« aimer son prochain », il est très difficile de s’abstraire des
perceptions liées à ce qu’aimer implique.
L’IMPLICATION ÉMOTIONNELLE : c’est la pierre angulaire
de ces trois éléments d’appréciation, si l’on parvient à se délivrer de son
attraction, il est possible d’envisager sereinement cette voie abrupte.
Parmi ses innombrables
ressources pour maintenir son emprise, la conscience émotionnelle dispose ici
de deux fondements substantiels : la dualité, le principe d’action et de
réaction.
La dualité,
c’est la capacité de gérer deux concepts opposés : l’amour, la haine ;
la joie, la tristesse... Toutes ces composantes qui
manifestent des sentiments contraires alimentent en permanence la conscience
émotionnelle, elles restent intimement liées, exposant la personne qui les
éprouve à de possibles revirements fulgurants.
En effet, une émotion constitue un cadre
particulier regroupant tous les constituants susceptibles de lui donner du
sens, de l’exprimer. Si ces ingrédients peuvent varier, ils appartiennent en
propre à chacun, définissant la sphère émotionnelle personnelle. Pour un
sentiment donné la bordure n’est pas fixe, mais elle marque bien une séparation
tranchée avec son antagoniste et l’intimité des deux parties reflète la
puissance de celui-ci.
Trois attitudes délimitent le champ
respectif du sentiment premier et son contraire : « Je recherche,
j’accepte, je refuse ». La négation puisera toute son énergie dans la
vigueur de l’émotion initiale, de la sollicitation dont elle fera l’objet,
comme la force de rappel exercée par un ressort comprimé vigoureusement.
Ainsi, l’amour pourra rapidement se
dissiper ou faire place à l’aversion lorsque la déception survient.
Le principe
d’action et de réaction : bien connu des physiciens depuis l’énoncé par
Newton de sa troisième loi, il se rapporte à des forces qui interagissent. Mais
il gouverne également nombre de comportements humains : motivation de
l’action pour obtenir une réaction appropriée ou agissements impulsifs en
contrecoup, tout cela dynamise et entretient la conscience émotionnelle.
Cette
interdépendance entre les deux moteurs nourrit l’action, la soutient dans la
durée. Ainsi peut-il en être de l’engagement spirituel ou religieux :
« Aimer son prochain » (action) trouve son accomplissement dans les
promesses futures affirmées par la doctrine (réaction). Mais ce système se
heurte à deux obstacles : l’implication qui en limite la portée, seules
semblent concernées les personnes adoptant certaines convictions ; la
lutte perpétuelle entre l’observance du commandement et les difficultés qu’il
impose à la conscience.
Ces deux
notions apparaissent incontournables à qui voudrait s’engager sur ce noble
sentier, pourtant l’on pressent qu’elles conduisent à une impasse, ou du moins
un paradoxe.
L’objectif est
clairement établi : « Aimer son prochain » ; la
réaction escomptée soutient l’action impulsée, mais la dualité des sentiments
peut fléchir l’ouvrage à tout moment. Est-il possible d’agir sans but ?
Tout d’abord,
considérons le but en lui-même, figuré ici par le sommet d’une montagne qu’il
faut atteindre.
Deux voies
distinctes peuvent s’offrir à l’excursionniste valeureux : suivre un
sentier qui serpente et chemine jusqu’à la cime, escalader une paroi rocheuse.
Parfois, chacun de ces accès est multiple et se distingue par leur degré de
difficulté : une face plus ardue, un chemin plus escarpé, mais ils se
rejoignent tous au sommet.
Vouloir
privilégier l’un d’eux, non par l’aisance qu’il procure mais pour se mesurer à
lui, en retirer une victoire sur soi-même, ne serait-ce pas un leurre qui nous
fait confondre les moyens et le but ? Une réflexion à méditer peut-être ?
« Aimer
son prochain comme soi-même » : les difficultés du projet, son accès
restrictif par l’engagement qu’il implique (adhésion religieuse ou spirituelle)
et son élitisme (beaucoup d’appelés, peu d’élus !) ne doivent pas inciter
à y renoncer, mais au contraire nous encourager à redéfinir la voie, à en
requalifier l’expression pour la rendre accessible au plus grand nombre.
Aimer, n’est-ce pas accepter les
différences ? On objectera pertinemment que l’amour recherche d’abord la
similitude, l’effet miroir qui offre la possibilité de se contempler dans le
regard de l’autre ! Oui, mais cette approche s’adresse à l’affectivité,
aux sentiments. Délaissons ce registre émotionnel pour aborder un autre
niveau : la compassion. Cette notion s’accorde certainement mieux avec le
propos évangélique.
« Accepter les différences »
s’intègre dès lors totalement dans cette acceptation. En effet, aller à la
rencontre de l’autre lorsqu’il partage des idées, nous ressemble, suscite une
attirance, n’exige aucune transformation personnelle, seulement l’expression
d’un désir. L’acceptation nous projette dans une autre dimension, élargissant
le cercle privilégié et restreint des êtres auxquels nous donnons notre amour.
Aussi, convient-il d’inclure le concept
« d’acceptation » dans notre quotidien, de le faire « citoyen
d’honneur » de notre cité intérieure !
Accepter, c’est consentir, donner son
accord. Cela ne surgit pas spontanément, mais requiert une action réfléchie
supposant un travail préalable de la conscience. Après cette promesse
d’allègement, l’espoir d’emprunter aisément la voie de l’amour universel
s’assombrit-il déjà ? Non, comme le pèlerin s’appuyant sur son bâton pour
faciliter sa progression, voyons de quel appui dispose l’être qui arpente les
sentiers de la compassion.
La compréhension comme étape préalable à
l’acceptation, voici l’aide susceptible d’aplanir les rugosités du chemin.
D’abord comprendre, et pour cela user de
toutes ses ressources mentales pour y
parvenir.
Chaque conscience est unique, elle évolue
avec les « outils » mis à sa disposition par l’existence, mais subit
l’influence de son environnement. Ne l’oublions pas lorsque nous sommes
confrontés à des événements ou des actes qui nous indignent et nous révoltent.
Alors, si détournés
par notre entendement ou nos émotions l’on s’apprête à fléchir et renoncer, il
est possible de recourir à l’attention ou la respiration consciente (cf. Un dialogue entre amis § 3) pour retrouver l’équilibre psychique nécessaire à
cette noble mission.
Aimer, c’est comprendre
et accepter, les deux actions intimement liées, car on peut comprendre, mais ne
pas accepter.
Cette trame intimiste nous concerne au
premier chef pour parvenir à « se comprendre et s’accepter ». C’est
seulement ainsi que l’on sera capable de développer la dimension « comme
toi-même », le principe premier qui commande tous les autres : se
comprendre c’est accéder à la connaissance de Soi...donc des autres.
Comprendre, accepter, ne pas juger : une association providentielle pour réapprendre à conjuguer le verbe « aimer », un triptyque qui permet de transformer cette annonce évangélique en message universel.
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